12 août – pleine lune
Les jaïna étaient une secte bouddhiste dont les membres prétendaient être capables de voler dans les airs. Ils étaient capables de marcher sur l’eau. Ils étaient capables de comprendre toutes les langues. Il est dit qu’ils étaient capables de transformer un métal vil en or. Ils étaient capables de guérir les infirmes et de rendre la vue aux aveugles.
Les yeux fermés, Misty écoute pendant que le docteur lui raconte tout ça. Elle écoute et elle peint. Avant l’aube, elle se lève pour que Grâce puisse lui placer l’adhésif sur le visage. L’adhésif est ôté après le coucher du soleil.
« On prétend, dit la voix du docteur, que les jaïna étaient capables de faire se relever les morts. »
Ils pouvaient faire tout cela parce qu’ils se torturaient. Ils se privaient de nourriture et vivaient sans sexe. Cette existence de contraintes et de douleur était ce qui leur donnait leurs pouvoirs magiques.
« Les gens donnent à cette idée le nom d’« ascétisme » », explique le docteur.
Avec lui qui cause, et Misty qui se contente de dessiner. Misty travaille et c’est lui qui lui tend les peintures dont elle a besoin, les brosses et les crayons. Quand elle en a terminé, c’est lui qui change la page. Il fait ce que faisait Tabbi.
Les bouddhistes jaïna étaient célèbres dans tous les royaumes du Moyen-Orient. Dans les cours de Syrie et d’Égypte, d’Épire et de Macédoine, quatre siècles avant la naissance du Christ, ils faisaient leurs miracles. Ces miracles ont inspiré les Juifs esséniens et les premiers chrétiens. Ils ont étonné Alexandre le Grand.
Le docteur Touchet cause et il cause, sans faillir, il explique que les martyrs chrétiens étaient des rejetons des jaïna. Chaque jour, sainte Catherine de Sienne se flagellait trois fois. La première pour ses propres péchés. La deuxième série de coups de fouet était pour les péchés des vivants. La troisième était pour les péchés de tous les morts.
Saint Siméon le Stylite avait été canonisé après s’être tenu sur un pilier, exposé aux éléments, jusqu’à ce qu’il pourrisse vif.
Misty dit : « Celle-ci est achevée. » Et elle attend une nouvelle feuille de papier, un nouveau châssis.
On entend le docteur qui prend la toute dernière œuvre. Il dit : « Merveilleux. Totalement inspiré », sa voix s’amenuisant à mesure qu’il s’éloigne dans la chambre. Il y a un crissement tandis qu’il note le numéro au crayon, au dos de la feuille. L’océan au-dehors, les vagues sifflent et claquent. Il pose la peinture à côté de la porte, puis sa voix de docteur revient, proche et sonore, et il dit : « Voulez-vous encore du papier ou une toile ? »
Ça n’a pas d’importance. « Une toile », répond Misty.
Misty n’a pas vu la moindre de ses œuvres depuis que Tabbi est morte. Elle demande : « Où les emportez-vous ?
— Dans un endroit sûr », répond-il.
Ses règles ont presque une semaine de retard. Parce qu’elle ne mange plus. Elle n’a pas besoin de faire pipi sur des tests de grossesse. Peter a fait son boulot, en l’amenant ici.
Et le docteur dit : « Vous pouvez commencer. » Sa main se referme sur la main de Misty, et il la tire jusqu’à lui faire toucher la toile rêche et tendue déjà apprêtée d’une couche de colle de peau de lapin.
Les Juifs esséniens, explique-t-il, étaient à l’origine une troupe d’anachorètes persans qui adoraient le soleil.
Des anachorètes. C’est ainsi que l’on appelait les femmes murées vives dans les soubassements des cathédrales. Scellées à demeure pour donner au bâtiment une âme. L’histoire cinglée des entrepreneurs de construction. Sceller du whiskey, des femmes, des chats, à l’intérieur des murs. Son mari inclus. Toi.
Misty, prise au piège de sa mansarde du grenier, avec son plâtre pesant qui la garde ici. La porte verrouillée de l’extérieur. Le docteur toujours prêt avec une seringue de quelque chose si elle se met à avoir des vapeurs. Oh, Misty pourrait écrire tout un livre sur les anachorètes.
Les esséniens, dit le docteur Touchet, vivaient à l’écart du monde normal. Ils s’entraînaient en supportant la maladie et la torture. Ils abandonnaient familles et biens. Ils souffraient, animés par la conviction que les âmes immortelles du ciel étaient appâtées pour descendre sur terre et prendre forme physique afin de s’offrir sexe et boisson, de prendre des drogues, de trop manger.
Les esséniens ont été les professeurs du jeune Jésus-Christ. Ils ont été les professeurs de Jean le Baptiste.
Ils se faisaient appeler guérisseurs et exécutaient tous les miracles du Christ – guérir les malades, faire se relever les morts, chasser les démons –, des siècles avant Lazare. Les jaïna transformaient l’eau en vin des siècles avant les esséniens, qui le faisaient des siècles avant Jésus.
« Il est possible de répéter les mêmes miracles toujours et encore, pourvu que personne ne se souvienne de la dernière fois, déclare le docteur. Gardez ça en mémoire. »
De la même manière que le Christ s’est qualifié de pierre rejetée par les maçons, les ermites jaïna se qualifiaient de rondins rejetés par tous les charpentiers.
« Leur idée, explique le docteur, est que les visionnaires doivent vivre à l’écart du monde normal, et rejeter plaisir, confort et conformité afin de se connecter avec le divin. » Paulette apporte le déjeuner sur un plateau, mais Misty ne veut pas de nourriture. Derrière ses paupières fermées, elle entend le docteur qui mange. Le raclement du couteau et de la fourchette sur l’assiette de porcelaine. Les glaçons qui tintent dans le verre d’eau.
Il dit : « Paulette ? » La voix pleine de nourriture, il dit : « Pouvez-vous emporter ces peintures, là, près de la porte, pour les déposer dans la salle à manger avec les autres ? » Un endroit sûr.
On sent le jambon et l’ail. Il y a un truc chocolaté aussi, du pudding ou un gâteau. On entend le docteur qui mastique, on entend le bruit mouillé de chaque bouchée avalée.
« Là où ça devient intéressant, poursuit le docteur, c’est quand on envisage la douleur comme outil spirituel. »
La douleur et la privation. Les moines bouddhistes s’asseyent sur les toits, ils jeûnent et ne dorment pas tant qu’ils n’ont pas atteint l’illumination. Isolés et exposés au vent et au soleil. Comparez-les à saint Siméon, qui a pourri sur son pilier. Ou aux siècles de yogis debout. Ou aux Indiens d’Amérique qui erraient dans leur quête visionnaire. Ou aux filles qui se privaient de nourriture au dix-neuvième siècle en Amérique et qui jeûnaient par piété jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou à sainte Véronique dont la seule nourriture se limitait à cinq pépins d’orange, mâchonnés en souvenir des cinq plaies du Christ. Ou à lord Byron, qui jeûnait et se purgeait et qui a accompli son héroïque traversée à la nage de l’Hellespont, le détroit des Dardanelles. Un anorexique romantique. Moïse et Élie, qui ont jeûné pour recevoir des visions dans l’Ancien Testament. Les sorcières anglaises du dix-septième siècle qui jeûnaient pour lancer leurs sorts. Ou les derviches tourneurs, s’épuisant pour atteindre l’illumination.
Et le docteur poursuit, il poursuit, encore et toujours.
Tous ces mystiques, à travers l’Histoire, de par le monde, ils ont trouvé leur voie vers l’illumination par la souffrance physique.
Et Misty se contente de continuer à peindre.
« De plus en plus intéressant, dit la voix du docteur. Selon la physiologie des deux cerveaux, votre cerveau se divise comme une noix en deux moitiés. »
La moitié gauche de votre cerveau traite de la logique, du langage, du calcul et de la raison, explique-t-il. C’est la moitié que les gens perçoivent comme leur identité personnelle. C’est le fondement conscient, rationnel, quotidien de notre réalité.
Le côté droit de votre cerveau, lui explique le docteur, est le centre de votre intuition, de vos émotions, de vos presciences, et de vos talents de reconnaissance des modèles. Votre subconscient.
« Votre cerveau gauche est un savant, dit le docteur. Votre cerveau droit est un artiste. »
Il explique que les gens vivent leur vie à partir de la moitié gauche de leur cerveau. C’est seulement en cas de douleur extrême, ou quand on est bouleversé ou malade, que son subconscient peut se glisser dans son conscient. Quand on est blessé ou malade ou en deuil ou déprimé, le cerveau droit peut prendre la direction des opérations l’espace d’un éclair, rien qu’un instant, et donner accès à l’inspiration divine.
Un éclair d’inspiration. Un moment de prescience.
Le psychologue français Pierre Janet appelait cette condition « l’abaissement du niveau mental ». Lorsque nous sommes fatigués ou déprimés ou affamés ou en souffrance.
Selon le philosophe allemand Cari Jung, cela nous permet de nous connecter à un corpus de connaissance universel. La sagesse de tous les peuples de tous les temps.
Cari Jung, ce que Peter a dit à Misty sur elle-même. L’or. Les pigeons. Le St. Lawrence Seaway.
Frida Kahlo et ses plaies sanglantes. Tous les grands artistes sont des invalides.
Selon Platon, nous n’apprenons rien. Notre âme a vécu tellement de vies que nous savons tout. Les professeurs et l’éducation ne peuvent que nous faire nous souvenir de ce que nous savons déjà.
Notre malheur. Cette suppression de notre esprit rationnel est la source de l’inspiration. La muse. Notre ange gardien. La souffrance nous sort de notre self-control rationnel et laisse le divin nous prendre comme chenal de passage.
« Une dose suffisante de n’importe quel stress, dit le docteur, bon ou mauvais, amour ou douleur, peut rendre notre raison infirme et nous apporter des idées et des talents que nous ne saurions accomplir d’aucune autre manière. »
Tout cela pourrait sortir de la bouche d’Angel Delaporte. La méthode des actions physiques de Stanislavski. Une formule fiable pour créer des miracles à la demande.
À mesure qu’il s’approche au plus près d’elle, l’haleine du docteur est chaude sur le côté du visage de Misty. Une odeur de jambon et d’ail.
Sa brosse s’immobilise, et Misty dit : « Celui-ci est terminé. »
On frappe à la porte. Le verrou cliquette. Puis Grâce, sa voix dit : « Comment va-t-elle, docteur ?
— Elle travaille, il répond. Tenez, numérotez celui-ci – quatre-vingt-quatre. Ensuite, mettez-le avec les autres. »
Et Grâce d’annoncer : « Misty chérie, nous pensions que tu aimerais être au courant, mais nous essayons de joindre des membres de ta famille. À propos de Tabbi. »
On entend quelqu’un qui soulève le châssis du chevalet. Des pas le transportent de l’autre côté de la chambre. À quoi il ressemble, Misty ne sait pas.
Ils ne peuvent pas faire revenir Tabbi. Jésus le pourrait peut-être, ou les bouddhistes jaïna, mais personne d’autre. Avec sa jambe infirme, sa fille morte, son mari dans le coma, Misty elle-même prise au piège en train de se démolir à petit feu, empoisonnée par les migraines, si le docteur ne se trompe pas, elle devrait être capable de marcher sur les eaux. Elle devrait être capable de faire se relever les morts d’entre les morts.
Une main douce se referme sur son épaule et la voix de Grâce se rapproche au plus près de son oreille. « Nous allons disperser les cendres de Tabbi cet après-midi, annonce-t-elle. À seize heures, sur la pointe. »
L’île tout entière, tout le monde sera là. Exactement comme pour les funérailles de Harrow Wilmot. Et le docteur Touchet aura embaumé le corps dans son cabinet d’auscultation carrelé de vert, avec son bureau de comptable tout en métal et ses diplômes au mur couverts de chiures de mouche.
De cendres en cendres. Son bébé dans une urne.
La Mona Lisa de Léonard n’est rien d’autre qu’un millier de milliers de barbouillis de peinture. Le David de Michel-Ange n’est rien d’autre qu’un million de petits impacts de marteau. Tous autant que nous sommes, nous ne sommes qu’un million de petits morceaux rassemblés comme il se doit.
L’adhésif bien tendu sur chaque œil, obligeant son visage à rester décontracté, comme un masque, Misty déclare : « Est-ce que quelqu’un est allé le dire à Peter ? »
On entend un soupir, une longue inspiration, puis relâchement. Et Grâce dit : « À quoi ça avancerait ? »
C’est son père.
Tu es son père.
Le nuage gris de Tabbi se dispersera au vent. Se laissant porter le long de la côte vers la ville, l’hôtel, les maisons et l’église. Les enseignes au néon et les panneaux publicitaires, les logos de compagnies commerciales et les noms de produits.
Cher et tendre Peter, considère qu’on te l’a dit.